Tirer au sort pour survivre : l’ultime loterie de l’Essex

Novembre 1820. En plein Pacifique, un cachalot heurte de plein fouet un navire baleinier américain : l’Essex. L’équipage se réfugie sur trois chaloupes avec quelques vivres. Pendant plus de 90 jours, ils dérivent au large, confrontés à la soif, à la faim, à la mort lente.
Quand les secours retrouvent les derniers survivants, certains ont mangé les cadavres. D’autres ont tiré au sort l’un des leurs pour le tuer. Ce n’est pas seulement un drame maritime. C’est une expérience sociale extrême, où l’ordre moral est mis à l’épreuve. Et où les décisions de vie ou de mort sont prises au nom d’une justice fabriquée sur l’eau.

Un naufrage, trois bateaux, zéro État

Le 20 novembre 1820, le navire Essex, parti du Massachusetts, est attaqué par un cachalot. C’est un fait rare, mais pas inédit. Le bateau sombre. Vingt hommes se retrouvent sur trois chaloupes de fortune. Ils embarquent un peu d’eau, du pain sec, et quelques outils.
Dès les premiers jours, les tensions apparaissent : quelle direction suivre ? Vers les îles les plus proches (dont certaines sont peuplées), ou tenter l’impossible et viser l’Amérique du Sud ?
Par peur de rencontrer des cannibales, les hommes décident de fuir vers l’est. Ironie tragique : c’est cette décision qui les mènera… à devenir eux-mêmes cannibales.

Les règles se recomposent

Très vite, la faim les ronge. Les vivres s’épuisent. Des hommes meurent. Ils sont alors mangés par leurs compagnons d’infortune. Mais lorsque aucun corps ne meurt naturellement, on s’organise : tirage au sort. Celui qui est désigné doit mourir pour nourrir les autres. Le bourreau est lui aussi désigné par le sort.
Ce n’est pas de l’anarchie. C’est une forme de contrat. Un accord tacite, accepté par tous. Dans son étude sur l’économie morale (The Moral Economy of the Peasant, 1976), James C. Scott rappelle que les plus pauvres ne rejettent pas la rareté, mais l’injustice dans sa distribution. Ici, l’injustice aurait été de désigner arbitrairement. Le sort devient l’outil d’une égalité radicale.

Que reste-t-il quand la loi s’efface ?

Un point mérite tout particulièrement notre attention : c’est l’intériorisation de la norme. Les survivants ne sombrent pas dans la folie. Ils prennent des décisions, les justifient, les ritualisent. Le tirage au sort n’est pas un caprice, c’est un procédé moralement encadré.
C’est ce que Durkheim appelait la morale collective : même en l’absence d’institution, les individus tendent à reproduire un ordre. En situation extrême, ce besoin d’ordre devient vital : sans règle, c’est l’individu qui se dissout.

Les archives du procès du capitaine du navire montrent que la justice américaine n’a pas condamné les actes. Pourquoi ? Parce que les récits ont insisté sur la contrainte, la rationalité, l’équité. Les survivants ont su narrer leur propre légitimité, pour éviter la stigmatisation.

De l’Essex à Moby Dick : la mise en récit

Le jeune Herman Melville, qui croisera l’un des survivants (Owen Chase), s’inspirera de l’événement pour écrire Moby Dick. Mais il laisse de côté l’aspect cannibale. Le roman sublime la lutte contre la nature, mais occulte la lutte entre humains.

Ce silence n’est pas anodin. Comme l’a montré Paul Ricoeur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), toute mémoire est aussi une sélection. Ce que la société accepte de se raconter dit autant que ce qu’elle tait.

Tirer au sort, tuer, survivre… et redevenir citoyen ?

L’histoire de l’Essex interroge à bien des titres : quelles décisions sont acceptables quand la survie est en jeu ? Peut-on légitimer l’irrémédiable, si la méthode est juste ?

Le sort, symbole d’arbitraire, devient ici un instrument d’équité. Le meurtre, impensable en temps normal, devient intégré dans un ordre moral de crise.

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