Le pouvoir d’achat



Le pouvoir d’achat est devenu un mot passe-partout. Il semble mettre tout le monde d’accord. Il faut le préserver, l’augmenter, le défendre… Aujourd’hui, « le pouvoir d’achat » est sur toutes les lèvres. Des acteurs politiques de tout bord, des délégués syndicaux, des associations citoyennes… le convoquent avec ardeur. Rien n’est plus consensuel que les appels à le protéger.
Et pourtant, quand on prend le temps de s’y pencher vraiment, on découvre un terme rempli de présuppositions et d’ambiguïté.


Un tour de passe-passe


Le pouvoir d’achat est avant tout une notion utilitariste. Il est une revendication qui ne véhicule pas de valeur en soi. Il réduit la question du pouvoir sur nos vies à nos capacités de consommation. Derrière cette expression, il y a donc une forme de réductionnisme. Le pouvoir d’achat apparaît comme un outil économique destiné à satisfaire des besoins sociaux, mais le prisme utilitariste (en plus de réduire la manière de répondre à ces besoins) a pour effet de mal nous outiller pour apprécier ces besoins. En clair la notion de pouvoir d’achat propose de répondre de manière réduite à des questions posées de manière réduite.
Notre quotidien est de plus en plus alimenté de « besoins artificiels » ces besoins secondaires fabriqués pour répondre à un autre besoin. On peut, par exemple observer ce phénomène via la numérisation des services publics. Pour nous permettre de satisfaire des besoins administratifs (besoins primaires), nous obligent à nous doter d’un smartphone (besoins secondaires).
C’est l’ensemble de ces processus qu’il faut questionner pour remonter au niveau supérieur de réflexion et parler en termes de « pouvoir de vivre ». Hélas, les débats techniques (et donc en apparence dépolitisés) autour du pouvoir d’achat nous en éloignent. Ces discussions sont un piège. Quand on parle de pouvoir d’achat, on s’interroge rarement sur les circuits d’approvisionnement de la marchandise, sur les conditions de création ou même sur l’utilité des biens achetés et la place qu’ils occupent dans nos vies.
On peut véritablement parler d’un tour de passe-passe idéologique dont les victimes sont les plus pauvres d’entre nous. Les discours autour du pouvoir d’achat ont déplacé la réflexion du champ de la production de richesse et de l’organisation du travail vers celui de la consommation. Tant que l’on se concentre sur les moyens de compenser un manque on n’interroge pas le système qui crée ce manque. En compensant une inégalité, on en entretient les causes.


Une construction historique


Pour bien comprendre les choses, revenons un petit peu en arrière. La notion de « pouvoir d’achat » naît au début du XXe siècle, à un moment de notre Histoire où se multiplient les conflits sociaux. La société française entre alors massivement dans le modèle salarial et les catégories populaires sont progressivement dépossédées du contrôle de leur moyen de subsistance. En fuyant massivement les milieux ruraux où elles possédaient des moyens de production agricoles devenus insuffisants, elles se mettent au service de moyens de production qui ne leur appartiennent plus. Elles deviennent dépendantes de la paie d’un patron.
En 1911, le service de la « Statistique Générale de la France » débute des enquêtes périodiques sur les prix de détail et planche sur un indice des prix pour les treize produits de consommation les plus courants. C’est à ce moment-là que l’on commence à parler de « pouvoir d’achat ». Ces instruments de mesure nationale s’affinent progressivement jusqu’à la création de l’Insee [en 1946. Le thème s’installe alors durablement dans les discours politiques et syndicaux de tout bord jusqu’à devenir omniprésent pendant les Trente Glorieuses.
Progressivement, presque subrepticement, l’individu devient dépendant des produits industriels. Il perd peu à peu conscience de sa capacité à satisfaire ses besoins par des modes de production non industriels voire sans consommer. Le piège se referme.

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Né de et dans nos systèmes économiques modernes, la notion de pouvoir d’achat est donc indissociablement liée à celles de croissance, de profits, d’expansion. Il est partie prenante des sociétés industrialisées. Il est l’un des verrous qui stabilisent l’équilibre actuel, celui-là même qui fait des gagnants…et des perdants.