Le consensus éclairé

Imaginez une délibération démocratique où chaque voix compte vraiment, où la compréhension mutuelle et l’information éclairée sont au cœur des décisions. Un doux rêve ? Peut-être pas. Ça marche déjà. Aucune magie dans tout cela. Juste le résultat d’une démarche minutieuse, expérimentée dans quelques collectivités territoriales de petite taille. Bienvenue dans l’ère du consensus éclairé.

Le consensus éclairé vise à optimiser de transformer la manière dont les décisions démocratiques locales sont prises, combinant équivalence des participations, rationalité des échanges et compréhension mutuelle. Enrichi par des pratiques issues de la médecine et du travail social, ce concept, héritier des sciences politiques et sociales, ambitionne de rendre la délibération plus inclusive et légitime. Cet article explore les fondements théoriques du consensus éclairé, ses applications pratiques, son potentiel pour alimenter la gestion des communes rurales en France, mais aussi ses limites et ses difficultés.

Fondements théoriques du Consensus éclairé

Le consensus éclairé s’inspire des théories de la délibération démocratique développées, entre autres, par Jürgen Habermas, John Rawls, Amy Gutmann, Dennis Thompson, James Fishkin ou encore Joshua Cohen.

Dans sa « Théorie de l’agir communicationnel », Jürgen Habermas montre combien les processus de communication sont essentiels dans la formation de l’opinion et de la volonté publiques. Il décrit des processus délibératifs dont il détaille les conditions idéales : l’absence de coercition, la sincérité des participants et une égalité de chances pour chaque individu de participer au dialogue. Il pose ainsi les conditions de réalisation du consensus éclairé. Pour mettre en pratique les orientations qu’il suggère, il est donc nécessaire de créer des espaces délibératifs où les participants peuvent échanger librement leurs points de vue et s’informer sur les sujets discutés. Des sessions de formation ou des documents d’information préparatoires s’avèrent, pour cela, absolument essentiels. Le recours à des techniques d’animation de débat peut garantir que les discussions restent productives et que toutes les voix soient entendues de manière égale. Enfin, maintenir une transparence totale des processus et des résultats des délibérations est essentiel pour renforcer la confiance des participants. Il s’agit là de conditions idéales qui ne viennent en aucun cas décrire un état de fait, mais identifier des points de vigilance et fixer des objectifs de gestion.

Avec son concept de « consensus par recoupement », John Rawls montre comment des individus ayant des croyances diverses peuvent parvenir à un accord sur des principes de justice communs, malgré leurs différences philosophiques, religieuses ou morales. Ses travaux montrent que, pour faciliter ce type de consensus, il est essentiel d’identifier les valeurs et principes de justice partagés par les participants, mais aussi de mettre à jour ceux qui les distinguent, y compris de manière inconsciente. Pour paraphraser Émile Durkheim, il est essentiel de combattre cette aveuglante clarté de ce qui nous semble évident. Une décision éclairée procède d’une mise à jour de l’ensemble de ses déterminants, même (et peut-être surtout) ceux qui n’affleurent pas à la conscience.

Amy Gutmann et Dennis Thompson, de leur côté, insistent sur l’importance d’une argumentation raisonnée et du respect mutuel dans la résolution des désaccords moraux et politiques profonds. Ils insistent sur le dialogue et la délibération comme moyens de surmonter méthodiquement les conflits. Ceux-ci apparaissent, dans ce cadre, moins comme des dysfonctionnements que comme des modalités du processus délibératif. Il convient, dès lors, de les gérer comme tel. Consubstantiels des organisations, les conflits, pour peu qu’ils soient gérés de manière pertinente, sont des moteurs du changement. Pour cela, il est important d’apporter aux participants une formation adaptée et opérationnelle à l’écoute active et à la prise en compte des arguments des autres. L’organisation de débats structurés avec des règles claires permet de s’assurer que chaque argument est entendu et évalué.

Joshua Cohen met l’accent sur des conditions de communication équitables et un accès à l’information pour parvenir à un consensus éclairé. Il insiste sur l’importance d’un environnement où tous les participants ont des chances égales de s’exprimer et d’accéder au corpus nécessaire. Pour cela, il est crucial d’assurer que tous les participants ont accès à la même quantité et qualité d’information. La formation à la communication équitable pour les participants garantit des échanges respectueux et constructifs. Enfin, mettre en place des mécanismes pour surveiller et assurer l’équité des processus de délibération est une étape qui peut s’avérer nécessaire pour parvenir à un consensus éclairé.

Malgré les indéniables atouts de la démarche, il convient cependant de ne nourrir ni angélisme, ni naïveté, ni croyance dans le pouvoir performatif des intentions affichées. Les éléments avancés ici doivent être pris non comme les recettes d’un succès annoncé, mais comme des leviers à introduire dans le champ politique local. Celui-ci possède ses caractéristiques propres qu’il ne faut ni nier ni minimiser. Pierre Bourdieu nous en rappelle les contours :

  • Le champ politique est relativement autonome par rapport aux autres champs (économique, culturel, etc.), mais il est également influencé par eux. Cette autonomie permet aux agents politiques de développer des logiques et des pratiques spécifiques.
  • Le champ politique est l’espace de luttes acharnées pour le pouvoir et l’influence. Les agents politiques (partis, leaders, militants…) rivalisent pour accumuler et exercer le pouvoir politique, souvent en cherchant à imposer leur vision du monde et leurs valeurs.
  • Bourdieu introduit la notion de capital politique, qui peut être assimilé à l’ensemble des ressources et atouts qu’un agent politique possède et qui lui permettent d’exercer une influence. Ce capital peut être de nature symbolique (prestige, charisme), sociale (réseaux de soutien, alliances) ou culturelle (compétence, expertise). Il est inégalement réparti chez les protagonistes du processus délibératif, mais sa détention détermine les possibilités d’influences réciproques.
  • Les agents politiques développent un habitus, c’est-à-dire un ensemble de dispositions durables, qui guide leur comportement et leur perception dans le champ politique.
  • Les acteurs politiques partagent une croyance commune dans l’importance et la valeur des enjeux du champ politique. Cette croyance motive leur participation et leur engagement dans les luttes politiques.
  • Le champ politique est structuré de manière hiérarchique, avec des positions dominantes et dominées. Les agents situés en haut de la hiérarchie possèdent plus de capital politique et d’influence.

C’est donc avec lucidité que le consensus éclairé doit être développé. La vertu qu’il renferme doit plus relever de la stratégie que de l’incantation. À l’instar du Prince de Machiavel la vertu peut n’être seulement utilisée comme une qualité morale. Elle peut aussi être mobilisée comme une compétence stratégique pour gouverner efficacement, s’adapter aux circonstances, prendre des décisions pragmatiques, faire preuve de détermination et de courage et naviguer dans un monde souvent imprévisible et hostile. La référence à Machiavel s’arrête là.

Consensus, consentement et compromis

Consensus, consentement et compromis sont des processus de prise de décision collective, mais ils diffèrent significativement.

Le consensus est un accord collectif où toutes les voix sont prises en compte. Il s’obtient à travers des discussions approfondies et des modifications de propositions pour satisfaire toutes les parties. Le but est de trouver une solution que tout le monde soutient ou, au moins, accepte sans objections majeures. Il n’est pas rare lors d’une réunion d’équipe municipale qu’une décision sur un nouveau projet soit prise par consensus. Dans ce cas tous les membres discutent et modifient la proposition jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord avec la délibération finale qui apparaît alors à la fois éloignée des positions initiales des uns et des autres et plus précise. Comparable à la poïétique, le consensus porte en lui les potentialités d’une création nouvelle. Il diffère autant qu’il hérite des positions initiales.

Le processus de consentement est d’une autre nature. Il s’agit, dans ce cas, d’accepter une proposition sans objections majeures, mais pas nécessairement avec l’accord unanime de tous. Le consentement peut être explicite (exprimé verbalement, par le vote ou par écrit) ou implicite (par absence d’opposition). Ce processus est souvent plus rapide, car il ne nécessite pas de satisfaire toutes les parties. Il s’agit juste d’éviter des objections significatives susceptibles de remettre en cause le processus de décision. Là encore, lors des conseils municipaux, il n’est pas rare qu’une proposition soit adoptée par consentement si personne ne s’y oppose fortement, même si tous les membres ne sont pas parfaitement d’accord. Le consensus implique donc un accord collectif approfondi, tandis que le consentement se contente de l’absence d’opposition majeure, permettant une prise de décision plus rapide.

Le compromis se construit, quant à lui, sur la base de concessions mutuelles, d’acceptation, de renoncement. Il repose sur la volonté partagée de cheminer vers une résolution de la situation. Paul Ricœur, dans son éthique du compromis, nous rappelle que le compromis, loin de signifier une défaite morale, est un exercice d’humilité et de reconnaissance des positions divergentes. Le consensus éclairé s’inscrit dans cette dynamique : il ne s’agit pas de diluer les convictions, mais de les articuler dans une compréhension partagée où chaque voix, loin d’être réduite au silence, participe à l’édification d’un accord authentique et durable.

L’éclairage de la pratique médicale et du travail social

Le principe de consentement éclairé pratiqué en médecine consiste pour un patient à donner son accord après avoir été informé des risques et bénéfices d’une intervention. Cette pratique, bien que distincte à bien des égards du sujet de cet article, peut enrichir le consensus éclairé en politique. Les principes d’information adéquate, de compréhension, de volonté libre et de capacité de décision apparaissent en effet essentiels pour garantir une délibération transparente et inclusive. Le consensus politique peut s’inspirer des composantes du consentement médical.

  • Tous les participants doivent avoir accès à des informations complètes et pertinentes.
  • La communication doit être claire et adaptée au niveau de compréhension de chacun.
  • La participation doit être volontaire et non coercitive.
  • Les participants doivent être en mesure de prendre des décisions informées basées sur une évaluation rationnelle des informations disponibles.

En intégrant ces principes qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les propositions de Jurgen Habermas, la délibération politique devient plus inclusive. Elle renforce ainsi la légitimité des décisions.

L’accompagnement, concept clé en travail social, peut lui aussi enrichir le processus délibératif en fournissant les clés d’un soutien continu et personnalisé aux participants. La démarche d’accompagnement consiste à être aux côtés de la personne accompagnée, en la soutenant sans prendre le contrôle de ses décisions. Elle implique de cheminer ensemble, en respectant le rythme et les choix de l’autre. Contrairement à une procédure préétablie, cette démarche est flexible et s’adapte aux besoins et aux aspirations de la personne. La co-construction est au cœur de l’accompagnement, où accompagnant et accompagné collaborent pour élaborer des solutions et des stratégies adaptées à la situation unique de l’accompagné. Introduite dans le processus délibératif, cette démarche invite à y inclure plusieurs éléments propres à l’accompagnement :

  • La singularité de la situation : chaque délibération est unique et nécessite une réflexion sui generis qui ne peut se réduire à une analogie avec des situations antérieures.
  • L’identification de facilitateurs : Il est nécessaire d’identifier et de reconnaître un leader situationnel animé par la volonté de structurer les discussions et garantir que toutes les voix soient entendues avant, pendant et après le processus de prise de décision.
  • La formation : Il est utile d’offrir des formations pour aider les participants à comprendre les enjeux et à s’exprimer efficacement.
  • La disponibilité des ressources informatives : Il est déterminant de distribuer des informations compréhensibles et accessibles sur les sujets de discussion.
  • L’engagement continu : Il faut maintenir le soutien tout au long du processus pour assurer une participation cohérente et significative. Le consensus ne se réduit pas au seul instant de la prise de décision.

Les Communes rurales en France : terrains privilégiés d’application

Les principes du consensus éclairé peuvent être appliqués dans les communes rurales françaises. Ils constituent une méthode efficace pour la prise de décision interne au sein d’un conseil municipal. Cette approche permet d’inclure diverses perspectives et expertises, assurant ainsi que les décisions prises sont bien réfléchies et robustes. Cependant, son utilité ne se limite pas aux seules instances décisionnelles internes. Elle peut également jouer un rôle crucial en associant les citoyens au processus décisionnel, enrichissant ainsi la qualité des décisions grâce à une participation élargie.

L’un des principaux atouts du consensus éclairé est sa capacité à intégrer la participation citoyenne tout en respectant les prérogatives de chacun. Les élus municipaux, forts de leur légitimité démocratique, apportent une garantie institutionnelle et juridique aux décisions prises. En parallèle, les citoyens, par leur diversité d’opinions et d’expériences, contribuent à alimenter le processus décisionnel de manière significative. Cette complémentarité renforce la qualité et l’acceptabilité des décisions, en assurant qu’elles répondent aux attentes et aux besoins réels de la communauté.

Démocratie ou démagogie locale ?

La robustesse des décisions prises par consensus éclairé repose sur une double alimentation. D’une part, les contributions des citoyens apportent des perspectives variées et parfois innovantes, basées sur des expériences vécues. D’autre part, la garantie des élus permet de cadrer ces contributions dans un cadre légal et institutionnel, assurant la faisabilité et la pérennité des décisions. Ainsi, la démarche du consensus éclairé permet de conjuguer créativité citoyenne et rigueur institutionnelle.

Lorsque la démocratie participative et la démocratie représentative se renforcent mutuellement, elles créent un système décisionnel plus inclusif et légitime. La participation active des citoyens dans le processus décisionnel augmente la transparence et la confiance dans les institutions municipales. De leur côté, les élus peuvent s’appuyer sur un socle de décisions largement acceptées et soutenues par la communauté, ce qui facilite leur mise en œuvre et leur acceptation. Ce renforcement mutuel engendre une gouvernance locale plus efficace.

À ce stade de la réflexion, il apparaît crucial de distinguer démocratie participative et démagogie participative. L’un des principaux risques de la démocratie participative réside, en effet, dans la tentation de figer l’image du peuple en le considérant comme une entité homogène, stable et porteuse d’une capacité d’innovation. Une telle perception simplifie excessivement la réalité sociale, occultant la diversité et les dynamiques internes qui caractérisent toute société.

En réifiant le peuple, en ne prenant pas en compte les rapports de domination qui le traversent et en ne distinguant pas la grande diversité, la nécessaire incohérence et l’inévitable antagonisme des besoins, demande et envie des différents groupes sociaux, on risque de compromettre l’efficacité et la légitimité des processus participatifs. Ignorer cette distinction risque de conduire à une gestion erronée des priorités collectives, où des envies catégorielles pourraient être prises pour des besoins universels ou où des demandes spécifiques masqueraient des nécessités plus urgentes. Les groupes sociaux les mieux armés et les mieux positionnés pour accéder à la parole publique se trouvent alors largement valorisés. La démocratie participative se met alors à renforcer les inégalités. Il est donc essentiel de maintenir une approche nuancée et inclusive pour que la démocratie participative reste fidèle à ses principes de pluralisme et d’innovation véritable. Seule une compréhension claire et différenciée des besoins, des demandes et des envies permet de répondre adéquatement aux attentes variées de la communauté et d’éviter les dérives démagogiques.

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Le consensus éclairé, enrichi par les notions de consentement éclairé et d’accompagnement, propose un modèle pour des décisions démocratiques plus légitimes, durables et justes. En garantissant une information complète et une compréhension mutuelle, et en assurant un soutien continu, ce processus transforme la délibération politique en un outil puissant au service d’une gouvernance locale efficace et inclusive. Le consensus éclairé n’est donc pas seulement une méthode de prise de décision, c’est une voie vers une démocratie plus authentique et plus humaine.