Fidélité, utilité, créativité : repenser nos rapports au savoir

Trois idéaux types de rapport à nos connaissances

Que faisons-nous vraiment du savoir que nous accumulons ? En comprendre la genèse et le sens ? l’utiliser pour agir, nous en inspirer ? Sans doute un peu des trois, et d’autres choses encore. Cette question me traverse régulièrement l’esprit lorsque je corrige les nombreux travaux d’étudiants qui jalonnent les fins de semestre. Leurs manières d’aborder les notions étudiées révélaient des logiques variées : approfondir un concept, le transformer en outil ou encore y puiser des idées pour réinventer le réel. Ces trois approches éclairent des rapports au savoir distincts, mais combinables pour former des appropriations singulières.

Cette observation m’a conduit à distinguer trois idéaux types de rapport au savoir : le rapport « fidèle, » le rapport « instrumental » et le rapport « inspirant. » Ces catégories permettent d’éclairer, un peu, la diversité des logiques qui sous-tendent l’usage que nous faisons de nos connaissances.

1. Le rapport « fidèle » : comprendre et approfondir

Le rapport fidèle consiste à s’engager dans une compréhension rigoureuse et approfondie du savoir. Il peut alors être considéré comme une fin en soi. Prenons l’exemple de Max Weber et de sa célèbre formule selon laquelle l’État détient le monopole de la violence légitime. Adopter un rapport fidèle signifie revenir au texte, analyser les termes clés — « violence, » « monopole, » « légitimité » — , replacer cette proposition dans le cadre général de la typologie des dominations légitimes que Weber élabore, interroger le contexte d’énonciation et les conditions d’une généralisation. Ce type de rapport met l’accent sur l’explicitation théorique et la précision analytique. Il s’inscrit dans la lignée de l’idéal scientifique décrit par Weber lui-même dans Le savant et le politique, où la quête de vérité est un objectif autonome.

2. Le rapport instrumental : mobiliser pour agir

Le rapport instrumental se caractérise par une mobilisation du savoir comme moyen au service d’un projet intellectuel ou d’une finalité pratique. Pour reprendre l’exemple de la phrase de Weber, cette posture consisterait à utiliser la notion de monopole de la violence légitime pour analyser des politiques publiques, éclairer des débats sur la sécurité ou proposer (voire justifier) des stratégies de régulation étatique. Ce rapport au savoir est particulièrement présent dans les domaines appliqués, où la recherche d’efficacité guide l’usage des concepts. Toutefois, comme l’ont montré Boltanski et Thévenot dans Les économies de la grandeur, cette orientation utilitariste peut conduire à une simplification excessive, réduisant alors le savoir à un outil fonctionnel.

3. Le rapport « inspirant » : penser autrement

Le rapport inspirant, enfin, met en avant le potentiel du savoir à provoquer des questionnements ou à ouvrir des perspectives nouvelles. Ici, il ne s’agit pas seulement d’utiliser ou de comprendre un concept, mais de saisir en quoi il ouvre des pistes de réflexion ou éclaire des expériences nouvelles. Appliqué à la phrase de Weber, un rapport inspirant pourrait conduire à interroger les formes émergentes de légitimation de la violence exercée par des acteurs non étatiques ou à questionner des modes alternatifs de régulation sociale. Cette posture dépasse le cadre strict de l’analyse pour nourrir des réflexions critiques et innovantes. Comme le souligne Pierre Bourdieu, le savoir peut être un levier pour déconstruire les évidences et envisager des alternatives au statu quo.

Articuler fidélité, instrumentalisation et inspiration

Ces trois rapports ne s’excluent pas : ils se croisent, se complètent, mais aussi parfois s’opposent. La fidélité au savoir invite à l’humilité, face à l’exigence de comprendre le monde dans sa complexité. L’instrumentalisation, parfois critiquée, rappelle l’urgence d’agir dans des contextes où le savoir doit répondre à des besoins concrets. Quant à l’inspiration, elle ouvre des horizons, bouscule les évidences et trace les contours de ce qui pourrait être.

Le véritable enjeu est de ne pas choisir un seul chemin, mais d’apprendre à naviguer entre eux, en fonction des contextes et des finalités. Car au fond, le savoir n’est pas qu’une réponse : c’est une question en perpétuel mouvement. Et si l’essentiel n’était pas de savoir, mais de savoir quoi faire de ce que l’on sait ?