Une commune = une voix en intercommunalité : débat démocratique ou risque d’injustice ?
Lors du congrès annuel de l’Association des maires ruraux de France, une proposition a suscité un vif débat : inscrire dans la loi le principe « une commune = une voix » dans les instances intercommunales. Cette idée, séduisante à première vue car elle semble incarner l’égalité républicaine entre communes, soulève en réalité des questions fondamentales sur notre conception de la démocratie locale et de la légitimité démocratique.
L’intercommunalité en France : rappel des principes fondateurs
Un maillage territorial unique en Europe
La France compte aujourd’hui environ 35 000 communes, ce qui représente 40 % des communes de l’Union européenne. Cette particularité, héritée de notre histoire communale et paroissiale, a conduit à la mise en place progressive d’un système de coopération intercommunale pour pallier l’émiettement territorial.
Depuis le 1er janvier 2014, la quasi-totalité des communes françaises appartiennent à un EPCI à fiscalité propre, et depuis 2017, cette appartenance est devenue généralisée. Au 1er janvier 2024, on dénombre 1 254 EPCI à fiscalité propre, réparties entre :
– 21 métropoles
– 14 communautés urbaines
– 229 communautés d’agglomération
– 990 communautés de communes
En ajoutant les 8 629 syndicats intercommunaux (SIVU, SIVOM, syndicats mixtes) qui gèrent des compétences spécifiques, le nombre total de structures intercommunales s’élève à près de 10 000.
Les fondements de l’intercommunalité de projet
L’intercommunalité française repose sur deux principes essentiels qui structurent son fonctionnement :
– Le principe de spécialité : les EPCI n’exercent que les compétences qui leur ont été transférées par les communes membres, dans les limites de leur périmètre territorial.
– Le principe d’exclusivité : une fois transférées à l’intercommunalité, ces compétences ne peuvent plus être exercées par les communes. Ce principe garantit l’efficacité de l’action publique et évite les doublons.
L’intercommunalité s’est transformée d’une simple coopération de gestion (eau, déchets, réseaux) en une véritable intercommunalité de projet, dotée de compétences stratégiques en matière de développement économique, d’aménagement du territoire, d’urbanisme et d’environnement. Les budgets cumulés des EPCI à fiscalité propre représentent une part significative des 295 milliards d’euros de dépenses des administrations publiques locales (APUL), témoignant de leur poids considérable dans les politiques publiques locales.
La représentation actuelle : le primat démographique
Une évolution vers la pondération démographique
Depuis la loi du 17 mai 2013 et la décision du Conseil constitutionnel n°2014-405 QPC du 20 juin 2014, la représentation au sein des conseils communautaires obéit à un principe de représentation proportionnelle démographique.
Le Conseil constitutionnel a jugé que les intercommunalités, exerçant des prérogatives au nom des communes et procédant de leur légitimité démocratique, ne peuvent voir les communes représentées de manière disproportionnée au regard de leur population. Cette jurisprudence s’appuie sur deux fondements constitutionnels :
– L’article 3 de la Constitution (principe d’égalité du suffrage)
– L’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 (égalité des citoyens)
Comme l’explique Pierre Steinmetz dans la revue Pouvoirs (2017), cette évolution marque une rupture historique : « Le principe d’un homme-une voix l’emporte sur une commune-une voix : l’un des piliers de l’ancien fédéralisme intercommunal tombe. »
Un système nuancé mais contraint
Concrètement, la répartition des sièges dans les conseils communautaires obéit à des règles précises :
– Chaque commune dispose d’au moins un siège
– Aucune commune ne peut disposer de plus de la moitié des sièges
– La répartition se fait proportionnellement à la population à la plus forte moyenne
Pour les communes de plus de 1 000 habitants, les conseillers communautaires sont élus au suffrage universel direct lors des élections municipales, par un système de « fléchage » sur les listes municipales. Pour les communes de moins de 1 000 habitants, ce sont les membres du conseil municipal désignés dans l’ordre du tableau (maire, adjoints) qui siègent automatiquement au conseil communautaire.
La situation des communes rurales : entre marginalisation et stratégies
Une représentation en recul
Les communes rurales, qui représentent 74 % des communes françaises ne regroupent qu’un tiers de la population. À l’inverse, les métropoles, qui ne comptent que 3 % des communes, abritent 29 % de la population. Cette asymétrie démographique se traduit mécaniquement par une sous-représentation numérique des petites communes dans les instances intercommunales.
Les travaux de Sébastien Vignon sur « Les élus des petites communes face à la démocratie d’expertise intercommunale » (2010) montrent que les maires ruraux sont confrontés à une « démocratie d’expertise » où les enjeux techniques et la complexité des dossiers (PLUi, transports, développement économique…) peuvent les marginaliser face aux élus et aux techniciens des villes-centres.
Les difficultés spécifiques des élus ruraux
Un rapport du Sénat de 2019 sur « Mieux associer les élus municipaux à la gouvernance des intercommunalités » souligne les défis particuliers auxquels font face les maires ruraux :
– La complexité des compétences : Pour les élus ruraux intégrés dans de grandes agglomérations, des compétences comme la politique de la ville ou le logement n’ont jamais été abordées dans une petite intercommunalité rurale. Le Sénat note qu’il leur est demandé « de réagir vite et de délibérer rapidement, alors qu’ils manquent d’information ».
– L’éloignement géographique : Dans les grandes communautés de communes en milieu rural, les distances à parcourir pour assister aux réunions peuvent être importantes, conduisant parfois à des absences répétées.
– La dilution de la voix : Avec l’élargissement des périmètres intercommunaux imposé par la loi NOTRe (seuil relevé de 5 000 à 15 000 habitants), la voix des petites communes se dilue davantage dans des ensembles plus vastes.
L’analyse de la proposition « une commune=une voix »
Les arguments en faveur
1. La défense de la souveraineté communale
L’Association des Maires Ruraux de France (AMRF), qui fédère près de 13 500 maires, défend depuis sa création en 1971 le principe de « la commune comme cellule de base de la démocratie ». Cette vision s’inscrit dans une tradition républicaine française où chaque commune, quelle que soit sa taille, incarne une communauté politique à part entière.
2. L’expérience réussie de certaines intercommunalités
Le rapport sénatorial de 2019 cite l’exemple de l’agglomération de Dreux où un « comité des maires » fonctionne selon le principe « un maire égal une voix ». Gérard Hamel, président de l’agglomération, explique : « Tout se règle sur la base du consensus (…) L’avantage de l’application de la règle ‘un maire égal une voix c’est que toutes les communes ont le même poids. Or, comme les communes rurales sont les plus nombreuses, ce sont elles qui ont le pouvoir si elles le décident ».
Cette approche favorise :
– La recherche du consensus plutôt que l’affrontement
– Le respect de l’identité de chaque commune
– L’équilibre territorial entre centre et périphérie
3. La légitimité historique de la commune
Les historiens et sociologues, comme ceux cités par le Sénat dans son rapport sur « Représentations et transformations sociales des mondes ruraux et périurbains » (2013), rappellent que le découpage communal français reste largement le reflet des anciennes communautés villageoises. Cette continuité historique confère aux communes, même les plus petites, une légitimité symbolique forte.
Les limites du principe
1. Le risque d’inconstitutionnalité
Le principal obstacle à cette proposition est sa possible incompatibilité avec les principes constitutionnels. Le Conseil constitutionnel a été clair : dans sa décision de 2014, il a jugé que permettre une représentation qui déroge au principe de proportionnalité démographique constitue une atteinte « manifestement disproportionnée » aux principes d’égalité du suffrage et d’égalité des citoyens.
Comme l’explique le Conseil constitutionnel dans sa publication sur « La décentralisation et la démocratie locale » (2022), les intercommunalités exercent des pouvoirs politiques et participent indirectement à l’exercice de la souveraineté nationale. Dès lors, elles ne peuvent échapper aux règles constitutionnelles fondamentales qui régissent toute élection politique.
2. Le risque d’inégalité démocratique
Rémi Lefebvre soulève dans son ouvrage « Politiser l’intercommunalité ? » (2023) une question centrale : comment justifier qu’un citoyen d’une commune de 100 habitants ait le même poids électoral qu’un citoyen d’une commune de 50 000 habitants dans les décisions intercommunales ?
Un exemple concret permet d’illustrer cette problématique : dans une intercommunalité de 10 communes avec le principe « une commune=une voix », 5 petites communes de 500 habitants chacune (2 500 habitants au total) auraient le même pouvoir de décision que 5 communes plus importantes totalisant 50 000 habitants. Chaque citoyen des petites communes aurait ainsi un poids électoral 20 fois supérieur à celui des villes.
3. La contradiction avec l’évolution de l’intercommunalité
David Guéranger dans « La politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales » (2011), montre que l’intercommunalité française est passée de facto d’une simple coopération de gestion à une véritable gouvernance territoriale exerçant des compétences stratégiques. On peut le regretter mais c’est hélas un état de fait que la loi NOtre est venu renforcer.
Dans ce contexte, maintenir un système « une commune=une voix » reviendrait à créer une fiction juridique où l’institution exerçant un pouvoir réel (l’intercommunalité) ne serait pas légitimée démocratiquement de manière proportionnelle.
4. Le risque de blocage institutionnel
Des chercheurs comme Patrick Le Galès ou Fabien Desage ont montré que le système de représentation égalitaire entre communes, lorsqu’il existait, ne pouvait à lui seul pas éviter des situations de blocage où les intérêts catégoriels l’emportaient sur l’intérêt général du territoire.
Dans les métropoles où des enjeux comme les transports, le logement ou l’environnement nécessitent des décisions structurantes, un système donnant le même poids à chaque commune pourrait paralyser l’action publique.
Les alternatives : vers une gouvernance équilibrée
Des pratiques existantes inspirantes
Plutôt que d’imposer légalement le principe « une commune=une voix », plusieurs intercommunalités ont développé des pratiques de gouvernance permettant d’associer efficacement toutes les communes :
1. Les conférences des maires
À Dreux, à Mulhouse…. Ou dans la petite communauté de communes Vendée Sèvre Autise que je connais bien, des instances consultatives réunissant tous les maires permettent de discuter en amont des décisions importantes. Ces instances fonctionnent parfois sur le principe « un maire=une voix » pour les orientations stratégiques, même si le conseil communautaire vote ensuite selon la règle démographique.
2. Les commissions thématiques ouvertes
L’agglomération de Mulhouse (ou, la communauté de communes Vendée Sèvre Autise) a développé des « ateliers projets » ou « commissions sectorielle ouvertes » associant non seulement les conseillers communautaires mais aussi les conseillers municipaux des communes membres. Cette approche favorise l’appropriation collective des projets.
3. Les pactes de gouvernance
Certaines intercommunalités adoptent des chartes ou des pactes de gouvernance garantissant :
– Un équilibre dans la répartition des vice-présidences
– La consultation obligatoire avant les décisions majeures
– Des mécanismes de péréquation financière favorables aux petites communes
Quelques propositions de chercheurs
– Renforcer la légitimité politique de l’intercommunalité
Rémi Lefebvre plaide dans ses travaux pour une véritable « politisation de l’intercommunalité », avec des campagnes électorales intercommunales distinctes, des programmes communautaires clairs, et un débat public sur les enjeux intercommunaux.
– Adapter les périmètres aux réalités territoriales
Des économistes comme Francis Aubert (cité dans le rapport sénatorial de 2013) insistent sur la nécessité de construire des intercommunalités sur des bassins de vie cohérents plutôt que sur des logiques administratives arbitraires.
-Former et accompagner les élus ruraux
Le rapport sénatorial de 2019 recommande un véritable programme de formation et d’accompagnement pour que les élus ruraux puissent pleinement exercer leur rôle dans des intercommunalités aux compétences techniques complexes.
En guise de conclusion provisoire : dépasser le faux débat
La proposition « une commune=une voix » révèle une tension fondamentale dans notre conception de la démocratie locale : doit-on privilégier l’égalité entre citoyens ou l’égalité entre territoires ?
La réponse juridique est sans ambiguïté : dans un système démocratique, c’est le principe « un homme=une voix » qui doit prévaloir. L’inscrire dans la loi constituerait non seulement un risque d’inconstitutionnalité, mais aussi, peut être, une régression démocratique donnant à certains citoyens un poids électoral multiplié par 10, 20 ou même 50 selon la taille de leur commune.
Mais cette réponse juridique ne doit pas occulter les légitimes préoccupations des maires ruraux. La recherche académique, notamment les travaux de Sébastien Vignon, David Guéranger ou Rémi Lefebvre, montre que l’intercommunalité peut effectivement marginaliser les petites communes si elle n’est pas accompagnée d’une véritable culture démocratique.
La vraie question n’est donc pas celle du principe « une commune=une voix », mais celle des moyens de garantir que toutes les communes, quelle que soit leur taille, puissent pleinement participer à la gouvernance intercommunale.
Cela passe par :
– La reconnaissance de la diversité territoriale dans les modes de gouvernance
– Des mécanismes de consultation et de co-construction associant tous les élus
– Des règles de péréquation financière justes
– La formation et l’accompagnement des élus ruraux face aux enjeux techniques
– Une culture du consensus qui ne se limite pas au rapport de force démographique
Comme l’observe le Sénat, l’intercommunalité française demeure une « symphonie inachevée ». Son succès dépendra de notre capacité à concilier efficacité démocratique et respect des identités communales, sans sacrifier l’un à l’autre. La solution ne se trouve ni dans un retour nostalgique à une égalité formelle des communes, ni dans une technocratie intercommunale qui ignorerait les réalités rurales, mais dans l’invention de formes nouvelles de gouvernance territoriale, plus démocratiques et plus inclusives.