Faut-il changer d’échelle ? Réflexion sur l’avenir de notre gouvernance locale
Depuis plusieurs semaines, la question d’un éventuel passage de notre communauté de communes à une communauté d’agglomération revient dans les discussions. L’argument principal avancé : accéder à de nouveaux financements, bénéficier d’une ingénierie plus puissante, être “mieux intégrés” au développement du territoire.
Mais derrière ces promesses, il me semble essentiel de prendre un moment pour réfléchir collectivement aux conséquences concrètes d’un tel changement. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas un ajustement technique : c’est un tournant politique majeur.
Aujourd’hui, une coopération équilibrée entre communes
Notre commune appartient aujourd’hui à une communauté de communes rurale relativement homogène. Elle est composée de communes de tailles comparables, sans ville-centre dominante. Cette configuration correspond à l’esprit originel de la loi Chevènement (1999), qui visait à encourager une coopération volontaire entre communes partageant des enjeux similaires, sans créer de hiérarchie territoriale.
Dans ce cadre, le principe d’égalité entre communes reste un fondement implicite même si, juridiquement, la répartition des sièges au conseil communautaire obéit à des règles démographiques (CGCT, art. L5211-6-1). Dans les faits, lorsque les écarts de population sont faibles, la gouvernance est plus horizontale : les maires se rencontrent régulièrement. Les décisions peuvent envisager d’être prises dans un climat de concertation réelle et chacun peut raisonnablement espérer peser sur les arbitrages.
Les projets intercommunaux sont alors portés par une logique de mutualisation raisonnée. Les élus se connaissent, les préoccupations sont comparables, les moyens disponibles relativement équivalents : attractivité résidentielle, maintien des commerces de proximité, lutte contre la désertification médicale, desserte numérique, soutien à la vie associative…
Du point de vue sociologique, cette configuration relève de ce que Laurent Davezies appelle une « intercommunalité organique » : un système où les acteurs partagent non seulement un espace, mais aussi une culture commune de l’action locale. Ici, la solidarité n’est pas imposée de manière asymétrique, mais construite entre pairs.
Cette intercommunalité « à taille humaine » permet de préserver ce que Pierre Rosanvallon (2008) appelle la « proximité politique » : un rapport direct entre élus et citoyens, fondé sur la connaissance fine des situations, des habitants et des histoires locales.
Cette forme de coopération n’est ni passéiste ni inefficace. Elle repose sur une connaissance mutuelle, une symétrie des enjeux, et une capacité d’action partagée, qui constitue aujourd’hui une des forces de notre territoire.
Demain, un éloignement des décisions et une perte de poids politique
L’intégration dans une communauté d’agglomération ne se limite pas à une évolution institutionnelle. C’est un changement de nature du système de gouvernance intercommunale, avec des effets très concrets sur la capacité d’action des petites communes.
Contrairement à notre communauté actuelle, une communauté d’agglomération repose sur un fonctionnement plus centralisé, articulé autour d’un ou plusieurs pôles urbains structurants. Cette structuration répond à une logique de « rayonnement métropolitain » et d’optimisation des services à grande échelle. Juridiquement, la répartition des sièges au sein du conseil communautaire s’effectue selon la population (CGCT, art. L5211-6-1). Même si chaque commune conserve au moins un siège, cette pondération démographique conduit de facto à une sous-représentation des petites communes rurales, même nombreuses. Parallèlement, plus l’EPCI comporte de communes, moins le poids de la ville-centre est important proportionnellement.
En clair, nous continuerions de siéger, mais notre capacité d’influence serait fortement réduite et celui de la ville de Fontenay-le-Comte moins important par rapport à son EPCI actuel. Ainsi, d’un bout à l’autre de la chaîne des communes, nous ressentirions les effets d’une gouvernance diluée. Concrètement, dans une communauté d’agglomération de 52 000 habitants, notre commune — avec ses 450 habitants — représenterait moins de 0,9 % de la population totale. Même si un siège nous est garanti par la loi, notre voix pèserait peu dans les votes. Fontenay-le-Comte perdrait également de son influence. Nous nous retrouverions donc tous dans l’obligation de rechercher des consensus sur des sujets pour lesquels les intérêts sont structurellement antagonistes.
Les arbitrages majeurs (développement économique, infrastructures, aménagement) seraient pris en fonction des priorités urbaines : flux de circulation, zones d’activités, densification, attractivité métropolitaine. Les logiques de centralité dominent, comme l’ont montré les travaux du politiste Romain Pasquier (CNRS, 2015), pour qui l’intercommunalité est devenue une scène de recentralisation locale, plutôt qu’un espace de coopération équilibrée.
Les décisions clés (développement économique, zones d’activités, mobilités, aménagement) seraient dès lors prises sous l’impulsion des pôles les plus peuplés, car ils disposent à la fois d’un poids politique décisif et d’une capacité administrative supérieure (services techniques, ingénierie, lobbying territorial). Ce déséquilibre est structurel, pas conjoncturel : il ne repose pas sur une mauvaise volonté, mais sur une asymétrie intégrée dans les règles de fonctionnement. Ces principes s’avèrent totalement indépendants des volontés louables de coopération équilibrée affichées par les uns et par les autres et dont il n’y a , soyons clairs, aucune raison de douter a priori.
Nadine Levratto (CNRS, 2019) évoque à ce sujet une « concentration fonctionnelle des ressources et des projets » dans les centralités urbaines, au détriment des périphéries rurales. C’est ainsi que se construit, au fil du temps, un écart croissant entre les communes dans leur capacité à influencer et à bénéficier des politiques publiques.
Un risque réel de dilution de la décision locale
L’un des effets les plus structurants du passage à une communauté d’agglomération tient au transfert automatique d’un certain nombre de compétences communales vers la nouvelle structure intercommunale. Ce transfert est prévu par la loi, et non négociable (CGCT, art. L5216-5). Il concerne notamment : le développement économique, incluant la création et la gestion de zones d’activités, l’aménagement de l’espace communautaire, y compris les documents d’urbanisme (SCOT, PLUI), la politique de l’habitat (équilibre social, rénovation, parc de logements), la mobilité (organisation des transports urbains et non urbains), la politique de la ville.
Ce transfert ne signifie pas seulement une redistribution technique des responsabilités. Il transforme en profondeur la capacité d’action des élus municipaux, en particulier dans les petites communes rurales. Des décisions concrètes, ancrées dans la vie quotidienne (implantation d’une entreprise locale, localisation d’un arrêt de transport scolaire, aménagement d’un carrefour, requalification d’un centre-bourg…) seront désormais débattues à l’échelle de l’agglomération, dans un conseil communautaire mécaniquement dominé par des représentants de communes plus peuplées.
Comme le soulignent Jean-Marie Pontier et Jean-Claude Némery (Droit des collectivités territoriales, 2021), la commune devient une personne morale sans la plénitude de ses moyens d’action, cantonnée à un rôle d’exécutant ou de relais administratif.
Ce phénomène engendre un effacement progressif du rôle décisionnaire du maire et de son conseil municipal, au profit de technostructures intercommunales moins lisibles pour les citoyens. Les habitants continuent de s’adresser au maire, mais celui-ci n’a plus la main sur les dossiers structurants. La parole reste locale. La décision, elle, se prend ailleurs. C’est ce que Daniel Béhar appelle une « désactivation du pouvoir municipal » (2018) : le maire devient l’interface d’un pouvoir qu’il ne maîtrise plus. L’intercommunalité se substitue à la commune dans ses prérogatives sans en assumer directement la proximité politique.
Cette dilution du pouvoir local est d’autant plus problématique qu’elle n’est ni explicitement débattue ni démocratiquement validée par les citoyens. Elle se produit en creux, à travers les mécanismes techniques de transfert de compétences, sans que la question du consentement local ne soit réellement posée.
Des moyens techniques, oui, mais à quel prix ?
Les communautés d’agglomération disposent en moyenne de ressources financières et techniques plus élevées que les communautés de communes. Elles bénéficient notamment d’une dotation globale de fonctionnement bonifiée, liée à leur statut (CGCT, art. L5216-3), ainsi que d’une capacité accrue à mobiliser des subventions régionales, nationales ou européennes.
Mais cette capacité ne garantit en rien une répartition équitable entre les communes membres. En pratique, les projets financés prioritairement sont ceux jugés stratégiques à l’échelle de l’agglomération, c’est-à-dire, pour l’essentiel, dans les zones densément peuplées, bien desservies, ou fortement insérées dans les dynamiques économiques régionales.
Comme l’indique l’Inspection générale des finances dans un rapport de 2017 sur la réforme territoriale : « Les ressources intercommunales, bien que mutualisées, tendent à être concentrées sur les équipements et les services situés dans les pôles urbains. ». Ce biais de concentration répond à une logique d’investissement rationnelle : maximiser les retours économiques et sociaux des investissements, renforcer l’attractivité du territoire, répondre aux flux de population. Mais il conduit à un effet mécanique de relégation des périphéries rurales, moins peuplées, moins visibles, moins prioritaires.
Du point de vue sociologique, cette dynamique a été analysée comme une logique de métropolisation, y compris dans les structures intercommunales. Romain Pasquier (CNRS, 2014) parle de « périphérisation par la coopération » dans lesquelles les communes rurales contribuent elles-mêmes à l’invisibilisation de leur contribution aux décisions et à l’inéquité de la distribution des ressources.
Dans le même esprit, Jacques Donzelot montre que les politiques d’aménagement intercommunal tendent à renforcer les centralités urbaines existantes, au détriment des marges rurales. Dans cette perspective, l’intercommunalité ne gomme pas les inégalités territoriales. Elle les restructure.
Autrement dit, les moyens supplémentaires de l’agglomération ne profitent pas à tout le monde de la même façon : ils vont là où se concentrent déjà l’emploi, les infrastructures, les projets d’envergure. Les communes rurales deviennent périphériques au sens propre comme au sens figuré : géographiquement excentrées et politiquement marginalisées.
Conclusion : restons maîtres de notre destin local
Ce billet n’est pas un refus de principe du changement. Mais il est un appel à la prudence, à la lucidité. Il y a des formes de coopération qui respectent l’équilibre entre les territoires. D’autres qui l’effacent. Et je crois que nous devons défendre une intercommunalité de proximité, solidaire, où chaque commune compte. Avant de céder aux sirènes de l’agglomération, posons-nous cette question simple : voulons-nous vraiment déléguer à d’autres ce que nous savons encore décider ensemble ?
À savoir : ce que disent le droit & les chiffres Code général des collectivités territoriales (CGCT) Article L5216-5 : impose à toute communauté d’agglomération l’exercice de compétences obligatoires, dont : développement économique, aménagement de l’espace, politique du logement, mobilité. Article L5211-6-1 : la répartition des sièges au conseil communautaire repose principalement sur la population, dans la limite d’un siège minimum par commune. Poids politique d’une petite commune Dans une communauté d’agglomération de 100 000 habitants, une commune de 500 habitants peut représenter moins de 0,5 % des voix au conseil communautaire. En revanche, une commune-centre de 40 000 habitants peut disposer de plus de 40 % des sièges. Rapport du Sénat sur la décentralisation (2020) « L’intercommunalité reste une structure abstraite pour la plupart des administrés. La légitimité des décisions y est fragile car indirecte. » |