Interview dans la revue Anthropologie Urbaine

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Entretien avec Denis la Mache, anthropologue et maire de Saint Sigismond

Ethnologie-Urbaine : La sociologie est une discipline qui entretient de nombreux liens avec le monde des élus locaux. Elle conduit souvent à s’intéresser de près à leurs missions. Certains sociologues, comme vous, ont décidé de franchir le pas pour exercer des responsabilités politiques locales. Quelles sont les raisons de cet engagement ?

Denis la Mache : On comprend bien que le sociologue soit particulièrement sensible à ce sujet. On comprend aussi qu’il ait la curiosité de vouloir passer de l’autre côté et de mettre en œuvre lui-même et très concrètement les thèmes qu’il aborde dans ses cours ou ses travaux de recherche. Je pense, par exemple, en ce qui me concerne, aux questions de développement local ou de cohésion sociale. Je pense aussi que sa formation amène naturellement le sociologue à s’intéresser aux fonctions d’élu. J’ai été marqué pendant mes premières années d’étude par une phrase toute simple d’E. Morin : « la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne permettait pas de transformer le monde » (je cite de mémoire). J’ai tout de suite été sensibilisé aux perspectives opérationnelles qu’ouvrait la discipline, même, bien sûr, s’il y a une « rupture épistémologique » entre le travail du savant et celui du politique, pour reprendre les termes d’un ouvrage célèbre de Max Weber.

Un parcours initial de sociologue

Ethnologie-Urbaine : Ce serait indiscret de vous demander de nous retracer les principales étapes de votre parcours ?

Denis la Mache : Non, pas du tout. J’ai fait la première partie de mes études de sociologie à Tours, depuis ma première année, jusqu’à la maitrise. Je suis ensuite parti à Paris pour faire mon DEA (on ne disait pas encore Master !) puis ma thèse de doctorat à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Après, je me suis rapproché professionnellement du ministère de la Jeunesse et des Sports parce que je m’intéressais à la mise en œuvre des politiques publiques locale de jeunesse mais j’ai souhaité garder un lien avec la recherche en conservant un statut de chercheur associé dans un laboratoire parisien, le LADYSS qui est un laboratoire interdisciplinaire dans lequel j’ai notamment appris à travailler avec des géographes. Ça a été une période extrêmement riche de ma carrière. Pendant plusieurs années, j’ai gardé ce double statut de chercheur et de cadre d’État chargé de mettre en œuvre les politiques publiques sur un territoire.

Ethnologie-Urbaine : Pourquoi la sociologie ? Pourquoi cette discipline vous a-t-elle intéressé plus qu’une autre ?

Denis la Mache : Pour deux raisons. D’abord par gout bien sûr. Le métier de sociologue est, comme le disent Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, un métier très complet qui fait exploser quelques barrières traditionnelles. À l’école on a tendance à séparer les matheux et les littéraires, et bien pour être sociologue, il faut aimer les deux, il faut pratiquer les deux. On a aussi souvent tendance à séparer les hommes de laboratoire et les hommes de terrain. Là encore le sociologue doit être les deux à la fois. Il doit être, tour à tour, dans l’ action et dans la réflexion, dans l’effervescence des relations sociales et dans la solitude des bouquins.

Ensuite ce sont les perspectives d’opérationnalité concrète que permet d’envisager la discipline qui m’ont séduit. Je pense notamment aux travaux d’investigation de terrain. Les outils, les méthodes et les démarches de la sociologie peuvent se mettre au service de projets locaux pour mieux comprendre ce qui se passe et permettre l’action. Et puis, d’un point de vue plus politique, la sociologie peut également permettre d’éclairer le débat.

Pour être tout à fait complet, je pense aussi que ce qui m’anime, au-delà de ce que je viens de dire, c’est la capacité à laisser une trace, à inscrire mon passage sur un territoire. C’est l’envie de ne pas se retourner un jour en me demandant « qu’est-ce que j’ai laissé » ? J’aurais la prétention de pouvoir dire que j’ai travaillé concrètement dans le domaine de l’école, du développement touristique, du numérique… que j’ai participé à construire et développer un territoire. Bien sûr, il s’agit d’une contribution modeste sur un territoire modeste, mais c’est très bien comme ça. Cette inscription est importante pour moi. C’est un de mes moteurs. Et puis, il y a le gout pour les relations humaines. Il est indispensable de le cultiver quand on est élu.

Ethnologie-Urbaine : Sur quels thèmes avez-vous travaillé durant votre thèse et après ?

Denis la Mache : J’ai d’abord travaillé sur les cohabitations dans les grands ensembles d’habitat social. Progressivement, je me suis intéressé au rapport à l’espace qu’entretiennent les individus et les groupes sociaux. J’ai, en particulier, développé une réflexion sur les territoires du quotidien. C’est une réflexion proprement anthropologique parce que transdisciplinaire, c’est-à-dire puisant dans les sciences de l’homme de manière générale. Ancré dans la sociologie, je me suis progressivement mis à emprunter à l’ethnologie, à la psychologie sociale et de plus en plus à la géographie et à l’urbanisme. À tel point que ma qualification aux fonctions de maitre de conférence, je l’ai obtenu dans toutes ces disciplines ce qui est assez rare. Aujourd’hui, cette ouverture transdisciplinaire m’est d’une très grande utilité.

Ethnologie-Urbaine : Donc dans vos recherches initiales, vous aviez finalement peu de lien particulier avec le monde politique et avec les élus locaux ?

Denis la Mache : Non, pas directement en tout cas. Je n’ai pas non plus un passé de militant qui me prédestinait à avoir des responsabilités locales. J’avais juste quelques antécédents familiaux qui ont du compter un peu. L’un de mes grands-pères était maire d’un petit village de la Sarthe. Je ne l’ai pas connu, mais j’en ai beaucoup entendu parler. Mon autre grand-père n’a pas exercé de mandat, mais a eu des responsabilités dans un mouvement politique et se passionnait pour ces questions. Il m’en parlait beaucoup.  C’est sans doute un peu de tout cela qui est remonté à la surface à un moment donné, sans que j’y prête réellement attention

Vers une implication dans la politique locale

Ethnologie-Urbaine : A quel moment de votre vie s’est faite cette remontée, qui vous a décidé à devenir élu local ?

Denis la Mache : J’y pensais depuis longtemps, mais l’engagement s’est véritablement fait au moment des élections municipales de 2008. C’est finalement venu assez vite après que ma situation professionnelle et familiale se soit fixée dans le Sud Vendée. Une fois inscrit dans un espace communal, j’ai décidé de m’investir dans la vie municipale, en partant presque de rien puisque je n’avais aucune implantation, aucune racine à Saint Sigismond.

Ethnologie-Urbaine : Vous ne bénéficiez donc d’aucun réseau dans cette commune ?

Denis la Mache : En fait si, je m’étais beaucoup investi dans le monde associatif. Avec mon épouse, nous avons été, dès notre arrivée sur la commune en 2001 des membres actifs de l’association de parents d’élèves. Nous avons ensuite monté l’association de gestion de la garderie périscolaire parce que ce service n’existait pas sur le territoire à notre arrivée. J’en ai été le président durant 2 ans.

Ethnologie-Urbaine : La conquête de la municipalité n’a donc pas été trop difficile ?

Denis la Mache : La maire sortante ne souhaitait pas se représenter et avec elle la quasi-totalité du conseil. Je lui ai proposé de m’inscrire dans la continuité de son action, mais en apportant un regard nouveau. J’étais en fait un exemple de l’évolution de notre territoire, de moins en moins agricole, de plus en plus néo-ruraux et dépendant de l’urbain pour le travail, les services… Mon prédécesseur me faisait confiance pour porter ces évolutions tout en préservant ce qui lui tenait à cœur (Je pense en particulier à la sauvegarde de l’école, au soutien à la vie associative ou au projet de développement de nos infrastructures touristiques). Elle m’a passé le relai. Cela ne m’a pas empêché d’avoir une liste d’opposition, incomplète, mais virulente (comme en 2012 d’ailleurs). Elle s’est avérée être uniquement animée par des intérêts personnels. Les habitants ne s’y sont pas trompés.

Ethnologie-Urbaine : Vous vous êtes mis aux affaires facilement ?

Denis la Mache : Avec une formation de sociologue, on ne part pas de rien. On a tout de même une sensibilité et des compétences transférables à la fonction. Un travail technique de fond de six mois permet alors de se mettre à niveau.

Les atouts du sociologue pour devenir un responsable politique local

Ethnologie-Urbaine : Quels sont justement les éléments relatifs à l’expérience et à la formation du sociologue, qui constituent un atout dans la gestion d’un territoire communal ?

Denis la Mache : La compréhension du territoire ! C’est déterminant. Il faut sentir et comprendre son territoire. Sur ce point je crois que le sociologue (comme le géographe ou l’ethnologue) a un avantage. Le sociologue comprend bien les jeux d’acteurs, les trajectoires des uns et des autres, la manière d’aborder les gens, ce qu’ils attendent. Il a notamment appris à distinguer ce qui relève du besoin de ce qui relève de l’envie. Il est sensibilisé aux mécanismes de formulation d’une demande sociale. Nous avons appris à cultiver ce sens du contact, cet intérêt pour l’humain. Nous avons appris à ne pas prendre en compte uniquement l’aspect technique des dossiers, tout en ayant tout de même un certain nombre d’aptitudes dans la conduite des projets puisque nous sommes aussi formés à ça. Avec le recul, je me rends compte que nous sommes tout de même assez bien armés, même si nous n’avons bien évidemment pas toutes les clefs. L’atout du sociologue par rapport à d’autres disciplines, c’est vraiment son approche globale. Sur l’aspect administratif et politique, j’ai pu compter sur mon expérience de cadre de l’État. Je dois avouer que je partais d’un peu plus loin sur les aspects juridiques, mais je me suis mis au travail pour comprendre les différents mécanismes. J’ai suivi quelques formations. Il n’y a rien d’insurmontable.

Ethnologie-Urbaine : Quelle est la plus-value d’une expérience de maire dans l’exercice de la profession de sociologue ?

Denis la Mache : Vous avez raison. Cette relation se fait effectivement dans les deux sens. En ce qui me concerne, j’enseigne notamment la sociodynamique des acteurs, le diagnostic organisationnel et territorial, l’évaluation des politiques publique… auprès d’agents de l’État amenés à développer, des politiques publiques sur les territoires.

C’est évident que mon implication locale me permet d’aller au-delà, de parler de tous ces jeux subtils d’acteurs qui n’apparaissent pas toujours dans les publications ou les manuels. On ne peut pas ne pas évoquer les jeux politiques en abordant les problématiques liées à la mise en œuvre des politiques territoriales. Le fait d’être maire est évidemment un avantage. Avec mes relations à l’échelle intercommunale et départementale, je peux aborder la question des acteurs locaux et de la gouvernance assez facilement dans le cadre des formations que je dispense. J’ai ainsi des informations en temps réel, de première main, sur la fonction publique territoriale et les élus locaux lors de mon travail sur le terrain, que je réinjecte dans mes enseignements. Je valorise au maximum mon investissement personnel que je peux faire au profit de mes stagiaires. Souvent sur ces questions, j’interviens d’ailleurs autant comme un professionnel que comme un universitaire.

La relation entre ma profession de sociologue et ma fonction de maire fonctionne clairement dans les deux sens.

Ethnologie-Urbaine : Observez-vous dans certains cas des difficultés d’allier les deux fonctions ? N’y a-t-il pas des risques de conflits d’intérêts entre le maire et le sociologue ?

Denis la Mache : On me pose souvent la question. Et c’est légitime. Je suis moi-même très vigilant sur le sujet et je me suis posé beaucoup de questions lors de ma première élection. Est-ce que j’allais pouvoir continuer à faire mon métier sans problème ? À l’usage, il s’avère qu’il n’y a pas de souci. La porosité que j’établis entre les deux secteurs se fait en termes de connaissances brutes. C’est-à-dire que je tire de chacun des deux côtés ce qu’il m’enseigne comme compétence pour optimiser mon action de l’autre côté. On est sur des questions, comme je le disais de connaissance des mécanismes sociaux, de gouvernance de territoire… Et puis pour éviter toute situation problématique (par exemple le financement par la collectivité de formations dans lesquelles j’interviendrais), j’enseigne dans une autre région que celle où j’exerce mon mandat ; Il y a donc une barrière administrative claire.

Ethnologie-Urbaine : Est-ce que maintenant que vous êtes à la fois observateur et acteur de la vie politique locale, votre regard sur vos collègues sociologues a changé ? Etes-vous devenu plus critique ?

Denis la Mache : J’ai toujours tendance à penser que la sensibilité rurale, chez les responsables politiques comme chez les sociologues, n’est pas assez prise en compte. Au risque de choquer, les collègues, dans leur grande majorité, ce sont des urbains. Ce sont des gens qui pensent à partir de leur mode de vie d’urbains. Leurs raisonnements sont très rigoureux. Il n’y a pas de problème là-dessus. Elles ne permettent cependant pas toujours, de mon point de vue, de prendre en compte les particularités, les sensibilités et les contraintes du monde rural. C’est juste qu’ils ne comprennent pas toujours la nécessité de conserver une ruralité dynamique, bien desservie par des services publics. Vue de la ville, la campagne peut facilement paraitre archaïque. Or le territoire de notre pays est rural à plus de 70%, et ce, malgré une population majoritairement urbaine. Par ailleurs, les zones de contact entre les mondes urbain et rural sont de plus en plus floues. Négliger le monde rural c’est prendre le risque de se couper d’une richesse qui fait sans doute une spécificité forte de la France. S’il n’y avait pas ce monde rural suffisamment bien maillé, même s’il perd, hélas, progressivement ses services publics, on ne serait sans doute pas la première destination touristique au monde. Toutes ces voiries, ces bâtiments, ce patrimoine, ces paysages, entretenus par des élus locaux ruraux bénévoles, ne donneraient pas cette image aussi attirante de notre pays s’ils étaient gérés à distance, à partir de grosses collectivités à dominante urbaine avant tout centrées sur leurs problématiques et leurs espaces centraux.

Reste que cette prédominance du monde urbain est logique, puisque le pouvoir, l’argent, les centres de décision, et l’avenir professionnel des jeunes se concentrent dans les villes. Les campagnes s’affaiblissent économiquement. L’activité se polarise. On s’intéresse naturellement plus facilement à la ville. Il ne faut cependant pas voir le territoire rural comme une simple extension de la ville, seulement destiné à héberger les espaces de loisirs, les éoliennes, à recevoir les usines de traitement des ordures ménagères, en somme une fonction utilitariste pour les villes. Il ne faut pas oublier que les espaces ruraux ont eux aussi des capacités de production, et pas uniquement agricoles.

Ethnologie-Urbaine : Je vous remercie de nous avoir accordé cet entretien.