Les territoires du quotidien en HLM

Posture de recherche et modèle théorique

Pour une place singulière dans l’état de la recherche

La question des grands ensembles fait désormais l’objet d’un corpus scientifique important. Pratiquant le plan rapproché, des études qualitatives produisent de nombreux éclairages sur le quotidien des groupes sociaux qui peuplent ces quartiers. Attentives au fonctionnement de communautés urbaines, elles décrivent les pratiques spécifiques de groupes ethniques professionnels ou générationnels . Les individus observés n’interviennent qu’en tant que porteurs d’une identité culturelle spécifique. J’ai donc souhaité intégrer, mais aussi dépasser le cadre explicatif fixé par ces enquêtes. Pour cerner toutes les dimensions de la pratique et replacer la recherche dans les grands enjeux liés à la production de la ville, il m’a semblé nécessaire de saisir les comportements observés dans le cadre du fonctionnement général de la société dans laquelle elles s’inscrivent.

Allongeant la focale, je me suis alors tourné vers d’autres travaux plus quantitatifs, et développés sur des échelles plus vastes, éclairant le jeu des structures sociales à l’œuvre dans ces quartiers. Ces travaux mettent à jour les logiques d’exclusion ou de déviance qui trouvent dans ces cités un terrain d’expression privilégié. Plus globales, mais aussi plus désincarnées ces approches m’ont permis d’intégrer à la réflexion le jeu des structures macrosociales à l’œuvre dans les situations de vie quotidienne. En revanche, elles offrent peu les outils idéels susceptibles d’appréhender la manière dont, au quotidien, les habitants négocient avec les dynamiques macrosociales et en produisent une inscription spatiale spécifique.

J’ai donc souhaité mobiliser d’autres études, concentrées sur les espaces. Il s’agit de celles qui scrutent les pratiques qui s’y développent et explorent la puissance symbolique des formes. Elles décryptent les significations dont les lieux sont porteurs et les manières dont ils pèsent sur les conduites. Se faisant, elles font passer au second plan la complexité des motivations qui poussent les individus à s’engager ou à résister à ces conduites guidées, ainsi que les procédures à l’œuvre dans cet engagement, ce que, pourtant, je souhaitais intégrer au cœur de mon questionnement.

C’est donc une synthèse de ces 3 approches que j’ai souhaité tenter. Partant du point de vue de l’acteur, il s’agissait d’explorer la manière dont, au quotidien, les habitants des grands ensembles s’accommodant du poids des contraintes sociales et économiques, fabriquent et organisent différents espaces vécus.

Par vocation, le logement social rassemble des vies dissemblables que seules unissent des niveaux de revenus et quelques éléments de vies familiales ou professionnelles, pas assez pour faire une culture commune en tout cas . Ce sont des existences singulières, des biographies originales qui s’insèrent et s’organisent dans d’identiques conditions de logements cernées de toutes parts par des injonctions d’assignation . J’ai fait l’hypothèse que, intégrant la situation résidentielle singulière qui est la leur, les habitants de ces grands ensembles HLM habitent la ville.

L’habiter au centre du questionnement

Habiter déborde l’idée de loger et renvoie à l’être au point que l’on ne puisse nommer l’un sans convoquer l’autre. M. Heidegger dans une méditation célèbre rapproche être et habiter. Dans cette perspective, j’entendais l’habiter comme ce lien tissé entre vivre et loger qui organise les implications individuelles dans les conditions spatiales objectives d’existence. « Le vivre subsume le loger » dit H. Lefèbvre. L’habiter réalise une vision du monde à partir d’un re-travail pour-soi des modalités objectives du loger. Tous les groupes sociaux, poursuit H. Lefèbvre, mettent en œuvre des forces créatrices en relation avec l’espace. Le rapport entre un espace et la vie sociale qui s’y développe est de l’ordre de la production.

Si j’avais, dès la thèse, appréhendé en ce sens la mise en habitabilité de l’espace de résidence (entendu alors comme le logement et ses abords), je cherchais désormais à aller plus avant, notamment dans la prise en compte de la poly-topicité de l’habiter. La mobilité accrue a pour conséquence la pratique d’un grand nombre de lieux, entendus comme expressions spécifiques de l’espace, tous susceptibles de constituer un référent géographique pour l’existence des individus. J’ai donc repris l’idée développée par M. Stock ou N. Entrikin selon laquelle l’habiter désigne l’irréductible condition des êtres humains en tant qu’ils pratiquent des lieux. « Les êtres humains n’habitent pas seulement un lieu de domicile ou plus précisément n’habitent pas seulement lorsqu’ils résident. N’importe quelle pratique des lieux contribue à l’habiter ».

C’est cette nécessité de penser l’évolution matérielle des espaces habités de plus en plus façonnés par la mobilité croissante des individus et l’habiter polytopique qui m’a amené à me rapprocher des travaux de géographes. Les hypothèses et les orientations de l’axe 2 du LADYSS (les recherches sur la sociabilité, la multi résidence, le rôle des acteurs dans l’aménagement, la prise en compte des projets de vie) ont ainsi constitué pour moi un contexte stimulant.
J’ai pu approfondir le concept de mode d’habiter tel qu’il est travaillé dans le cadre du séminaire éponyme auquel je participe , c’est-à-dire comme révélateur des rapports des individus et des groupes à leurs lieux et milieux de vie. Ce concept présente pour moi un intérêt majeur dans la mesure où il vise à articuler 2 versants de l’habiter ; celui géographique des rapports sociétés/milieux et celui, sociologique, qui touche les habitus des individus et leurs relations avec le comportement des groupes sociaux.

Une attention portée aux bricolages spatiaux et aux révolutions minuscules

Sur le plan opérationnel, j’ai mis en place une démarche d’observation attentive aux actions et interactions tangibles développées sur et en rapport avec le terrain retenu. Il s’agissait de reconstruire le sens de ces actions en les rattachant au fait d’habiter là. Durant la thèse, je m’étais déjà intéressé à ces bricolages de l’espace qui investissent, aménagent ou désertent l’espace physique du logement et de ses abords proches ou lointains . Je prolongeais ici cette attention à tous les actes quotidiens qui combattent, détournent ou s’accommodent des caractéristiques matérielles et sociales du logement social et de son environnement urbain pour produire la mise en habitabilité de la ville.

Dans une société marquée par l’homogénéisation progressive des modèles urbains, des signes et des références sociales et culturelles, je concentrais mon attention sur les mécanismes de leur apprivoisement et des inventions contextuelles qui contribuent à leur transformation. Il s’agissait de voir comment, au niveau de l’intime et du quotidien, l’espace et les formes de son appropriation se mêlent et se transforment. Pour cela, j’ai du me doter d’un outil conceptuel susceptible de penser de manière unifiée cette construction réciproque de l’espace et de la société, exprimée dans un ensemble segmenté de situations socio-spatiales, opérant des choix dans une gamme de possibles, mobilisant et combinant des systèmes de dispositions sociales et économiques.

Le concept d’art d’habiter déjà mobilisé dans mes précédents travaux m’a semblé intéressant, même si, nous le verrons, il s’est avéré insuffisant. Dans la ligne des travaux de M. de Certeau , il m’a paru possible de traiter l’habiter « comme un art ». L’art n’est pas un acte créatif qui ferait surgir l’œuvre ex nihilo. Il est une manière d’arranger l’existant dans le but de produire un ordre nouveau. Traité comme un art, l’habiter peut se voir repérer modalités, expressions et savoir-faire. Il permet de cerner de manière unifiée l’ensemble des procédés que chacun emploie pour importer la vie dans le logement, le quartier, la ville… d’appréhender ce travail créatif par lequel chacun négocie avec la matérialité de l’espace et les contraintes des relations sociales pour construire, selon la formule de Th. Paquot, « des repères et des repaires ». L’art d’habiter avait donc ici le statut d’outil idéel. Il permettait de comprendre des expressions segmentées de la pratique sans les considérer comme les seules conséquences de déterminations culturelles, formelles ou techniques.

Si ce questionnement prolongeait mes recherches antérieures, il s’agissait bien cependant d’un changement d’échelle d’analyse. Mes travaux précédents avaient montré combien l’habiter déborde le loger et, par une série de cercles concentriques, j’avais poursuivi les arts d’habiter dans les parties communes du logement social, puis dans les environs de plus en plus lointains de l’appartement. J’avais pu montrer que celui-ci devenait habitable en entretenant une série de liens complexes avec le lieu de travail, les espaces récréatifs, commerciaux, mais aussi les réseaux de communication, de transport, des maisons d’enfance ou des pavillons que l’on fera (peut-être) construire. J’avais montré comment chaque habitant construit par et dans la pratique des ensembles singuliers d’espaces passés, présents et avenir. Il s’inscrit dans ce que chacun choisit de retenir de la ville, entre espaces sélectionnés, ignorés ou rejetés.

Je suis donc ici parti de l’hypothèse que les ensembles spatiaux ainsi formés peuvent, dans leur discontinuité et leur hétérogénéité, être décrits comme des systèmes ouverts, c’est-à-dire des ensembles finis et organisés d’éléments en interaction, liés entre eux et avec leur environnement par des flux de communication. Il ne s’agissait pas d’analyser ces systèmes comme une agrégation d’éléments interdépendants, mais comme des totalités instables, non réductibles à la somme de leurs composants. Il devenait, dès lors, envisageable d’interroger les principes de transformation et d’homéostasie de ces systèmes qui, comme mes travaux précédents le suggéraient, s’accommodent de l’évolution et de la mutation des espaces physiques et des dynamiques sociales pour s’adapter et se perpétuer.

Le choix d’un terrain d’enquête
La stratégie du choix

Les grands ensembles apparaissent comme un chantier intellectuel qui a stimulé des pratiques de terrain nombreuses et novatrices (travail d’équipe, approches comparatives…). Pour autant les terrains habituellement retenus sont pour la plupart dans les périphéries des grandes métropoles. Les travaux empiriques sont marqués par des caractéristiques fortes en matière de dynamiques de peuplement, d’immigration et de marché du logement. J’ai donc choisi de m’orienter vers des terrains présentant sur ces points des caractéristiques originales, implantés dans des agglomérations volontiers plus petites, différemment marquées par les dynamiques d’immigration et de mobilité résidentielle. J’ai également voulu m’intéresser à des terrains situés dans zones traditionnellement moins étudiées pour ce type de recherche.

Le résultat du choix

C’est dans cet esprit que j’ai choisi de poursuivre mon travail sur le quartier de la Rabaterie à Saint-Pierre-des-Corps. J’ai toutefois souhaité mettre ce terrain en dialogue avec d’autres afin de prévenir les risques d’enfermement du chercheur dans des dynamiques locales dont il est inévitablement de plus en plus partie prenante. J’ai donc choisi de faire fonctionner un deuxième terrain en parallèle, contribuant ainsi à inscrire la démarche comparative dans mon projet de recherche. J’ai choisi le quartier du « Clou-Bouchet », situé dans l’agglomération de Niort (79). Ce quartier est une « Zone Urbaine Sensible » (ZUS). Quelques villas y côtoient un parc HLM érigé dans les années 60. Au total, 6877 habitants peuplent ce quartier qui prolonge la ville ancienne vers le sud et dont il est séparé par un réseau de voirie.

Les résultats obtenus

Ces travaux m’ont permis de mettre à jour les inventions contextuelles et les arts de faire par lesquels, dans la répétitivité de leurs pratiques quotidiennes, les habitants des terrains sélectionnés délimitent, administrent, transforment matériellement et symboliquement des espaces et des lieux, en domptent les temporalités propres pour contribuer à faire territoire et entretenir, transformer ou préserver des identités personnelles ou familiales. (Voir « Des Mondes à soi » in Territoires du quotidien – STRATES, 2008)